Prédication : Aimez vos ennemis : Paroles d’un illuminé ?

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Prédication lors du Culte synodal de l'Arrondissement jurassien (Bienne, Jura bernois, Jura cantonal), avec la consécration au ministère pastoral de Aurore Boillat et Caroline Witschi, le 9 novembre 2024 à Péry, dans le Jura bernois, en Suisse.
Gilles Bourquin,
Epître de Paul aux Romains 12,10-21 – Le culte spirituel, la vie nouvelle

10 Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection ; rivalisez d’estime réciproque. 11 D’un zèle sans nonchalance, d’un esprit fervent, servez le Seigneur. 12 Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. 13 Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement. 14 Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez et ne maudissez pas. 15 Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. 16 Soyez bien d’accord entre vous : n’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. 17 Ne rendez à personne le mal pour le mal ; ayez à cœur de faire le bien devant tous les hommes. 18 S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes. 19 Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. 20 Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, car, ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. 21 Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien.

Evangile de Luc 6,27-35 – L’amour des ennemis

27 « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, 28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.

29 « A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. 30 A quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas. 31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.

32 « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. 33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant. 34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent. 35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.

Prédication lors du Culte synodal de l’Arrondissement jurassien (Bienne, Jura bernois, Jura cantonal), avec la consécration au ministère pastoral de Aurore Boillat et Caroline Witschi, le 9 novembre 2024 à Péry, dans le Jura bernois, en Suisse

A l’heure de la consécration de deux jeunes collègues, Aurore et Caroline, il m’a semblé approprié, et même nécessaire, de réfléchir au sens du ministère pastoral, et plus largement au sens du ministère chrétien. Il y a trois semaines, le 21 octobre 2024, un article du journal Le Temps titrait ainsi : « Pasteur, un métier en voie de disparition, une vocation qui ne séduit plus ». Débuter le ministère pastoral dans un tel climat social nécessite du courage et force notre admiration. Mon message est ainsi une manière de vous féliciter.

Pour penser le sens du ministère, je suis progressivement arrivé à la conclusion qu’il convient de définir deux lignes de force. Premièrement, le ministère est un projet, sans cesse à redéfinir, et pour lui donner sa substance et son dynamisme, j’ai pensé à la notion théologique d’espérance, comme ligne de mire. Secondement, le ministère ne se vit jamais indépendamment d’un contexte donné, dans un rapport aux Eglises et au monde. Pour décrire le contexte religieux et géopolitique actuel, marqué par un retour de la guerre à l’avant-scène internationale, j’ai pensé à la notion évangélique de l’amour des ennemis.

L’espérance chrétienne est tout d’abord orientée vers l’accomplissement du Règne de Dieu qui, dans la grâce du Christ, surmontera les conditions de notre existence présente, marquée par la souffrance et la mort. Mais avant ce dénouement final, nous sommes concernés par l’espérance présente, à laquelle nous sommes appelés à participer. Cette espérance est beaucoup plus difficile à définir. Jusqu’où pouvons-nous espérer un monde meilleur, sans naïveté ? Comment pouvons-nous comprendre l’amour des ennemis ? Voici donc à mon sens l’enjeu du ministère pastoral : Articuler l’espérance ultime, qui est l’œuvre de Dieu seul, et l’espérance présente, qui implique aussi de notre consécration.

L’apôtre Paul pose un premier accord : « Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. […] ; bénissez et ne maudissez pas » (Rm 12,12.14). Il souligne ainsi que l’espérance n’est pas la seule vertu chrétienne, elle s’accompagne de la patience, de la persévérance, et d’une attitude éthique exigeante, résolument favorable envers le prochain. Le chrétien doit être conscient qu’il devra affronter des situations difficiles, inconfortables, qui risquent de durer, sans désespérer ni fuir dans un idéal.

Espérer et ne pas espérer

L’évangéliste Luc reprend le propos de Paul en le rendant plus tranchant. Deux fois, dans son passage consacré à l’amour des ennemis, il enjoint ses lecteurs à renoncer à une forme particulière d’espérance. Je cite Luc : « Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendent, quelle reconnaissance vous a-t-on ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent. Mais aimez vous ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants » (Lc 6,34-35).

Trop habitués au cliché selon lequel le christianisme est avant tout une religion de l’espérance, nous oublions cet appel essentiel du Christ à ne pas espérer recevoir en retour le bien que l’on fait à son prochain. La foi chrétienne pourrait-elle donc se résumer ainsi ? Espérer en Dieu mais pas en l’homme ! Ne pas attendre de son prochain sa gratitude, son accord, sa reconnaissance, son amour, son intérêt. Est-ce bien cela ? Je vous pose la question : Donner sans espérer en retour, n’est-ce pas la définition du ministère pastoral ?

Définir le christianisme par cet heureux désespoir, c’est-à-dire par le renoncement libérateur à espérer quoi que ce soit de notre prochain, c’est le rapprocher du bouddhisme, qui enseigne que la non-dépendance d’autrui et des biens de ce monde est la voie du bonheur. Avec une nuance, le christianisme prévoit une haute récompense de la générosité, mais pas nécessairement de la part de celles et ceux qui en sont les bénéficiaires : « Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut » (Lc 6,35).

Les déclinaisons de l’amour des ennemis

A vrai dire, la radicalité du commandement d’amour des ennemis n’a cessé d’interroger et de poser des problèmes dans les Eglises. De multiples interprétations ont été proposées. Au pire, il s’agirait d’un sacrifice victimaire, ou d’une « résignation passive » à supporter l’insuccès de l’amour, voire d’« une propension pathologique à être haï » (Bovon, p.313). L’interprétation théologique traditionnelle est plus positive : Nous sommes appelés, uniquement en tant que disciples du Christ, à accomplir le premier geste de l’amour envers nos ennemis, parce que Dieu nous a aimés le premier, nous accordant sa grâce en Christ. Nous ne créons pas l’amour gratuit, nous transmettons celui que nous avons reçu de Dieu.

Le commandement d’aimer sans rien espérer en retour pose toutefois un problème de fond. Il est difficile, voire impossible, de penser l’amour que l’on donne sans supposer qu’il produise quelque effet positif sur celle ou celui qui le reçoit. D’où le secrète espérance, que l’amour des ennemis produise tout-de-même quelques fruits positifs, même à retardement. Car si j’aime mon ennemi, n’est-il pas déjà devenu, du moins de mon point de vue, mon ami, révolution qui pourrait le conduire à changer à son tour de point de vue ?

Selon cette espérance, l’amour des ennemis a été souvent compris comme un outil de résolution de conflits, entre personnes, puis aux échelles communautaire et internationale. Les théories psychologiques de la communication non-violente et les pacifismes politiques, à l’image de celui de Gandhi à l’encontre du colonialisme anglais et de celui de Nelson Mandela à l’encontre de l’Apartheid, visent des buts stratégiques clairement reconnus, déstabiliser l’adversaire en dénonçant le caractère inacceptable de sa violence.

Dans ce sens, la question de la justification de la guerre à traversé l’histoire de l’Eglise, du Moyen-Âge à nos jours, depuis les positions radicalement non-violentes, jusqu’aux positions plus pragmatiques, si ce n’est partisanes, selon le concept de guerre juste. Les options géopolitiques radicalement antimilitaristes posent à mon sens la question de la naïveté de penser un monde sans crises sociales majeures et sans guerres, avec le risque, bien entendu, de déroger à la radicalité du commandement d’aimer ses ennemis.

Dans le contexte de ce premier quart de XXIe siècle marqué par la montée conjointe des problèmes écologiques, des terrorismes d’envergure et des politiques autoritaires d’extrême-droite, qui se renforcent l’un l’autre, la dévastation et la violence se sont réinvitées dans l’actualité. Espérons que les crises sociales et les radicalismes politiques qui fleurissent un peu partout ne nous préparent pas une troisième guerre mondiale.

Alors, aimez-vous ennemis, de quoi s’agit-il ? Des paroles d’un illuminé, qui rêvait d’un monde plus beau, ou des paroles d’un éthicien soucieux de confronter les humains aux exigences minimales qu’implique leur humanité ? A l’encontre de l’idéalisme que peuvent susciter ces ordonnances invraisemblables, on rappellera la conception radicale de Martin Luther, fondateur du protestantisme, à propos du rôle de la Loi divine. Le commandement d’aimer ses ennemis, à la fois juste et irréalisable, a pour but de nous placer face à nos responsabilités, en nous rappelant la force invincible du péché qui règne sur notre nature, avec un double but : Nous conduire à accepter et à recevoir la grâce de Dieu, qui seule pardonne nos fautes, et nous inviter, tant que faire se peut, à modérer notre agressivité naturelle qui produit les conflits, en nous rappelant l’humanité de notre adversaire. Amen

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