Marc Chagall, Le Cirque bleu, 1950-1952
Le psaume 130, fort simple dans son expression d’un homme qui « des profondeurs » crie vers Dieu, n’a cessé d’inspirer la spiritualité chrétienne. Les théologiens de différents époques ont compris ces profondeurs parfois au sens négatif de détresse, de désespoir et de culpabilité, tandis que d’autres y ont vu les qualités d’une personne spirituelle enracinée en Dieu.
Le psaume 130, fort simple dans son expression d’un homme qui « des profondeurs » crie vers Dieu, n’a cessé d’inspirer la spiritualité chrétienne. Les théologiens de différents époques ont compris ces profondeurs parfois au sens négatif de détresse, de désespoir et de culpabilité, tandis que d’autres y ont vu les qualités d’une personne spirituelle enracinée en Dieu.
Gilles Bourquin,
Psaume 130 (129) – De Profundis
1 Chant des montées.
Des profondeurs je t’appelle, SEIGNEUR :
2 Seigneur, entends ma voix ;
que tes oreilles soient attentives
à ma voix suppliante !
3 Si tu retiens les fautes, SEIGNEUR !
Seigneur, qui subsistera ?
4 Mais tu disposes du pardon
et l’on te craindra.
5 J’attends le SEIGNEUR,
j’attends de toute mon âme
et j’espère en sa parole.
6 Mon âme désire le Seigneur,
plus que la garde ne désire le matin,
plus que la garde le matin.
7 Israël, mets ton espoir dans le SEIGNEUR,
car le SEIGNEUR dispose de la grâce
et, avec largesse, du rachat.
8 C’est lui qui rachète Israël
de toutes ses fautes.
Epître de Paul à Tite 2,11-15 – Un peuple qui lui appartient
11 Car elle s’est manifestée, la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes. 12 Elle nous enseigne à renoncer à l’impiété et aux désirs de ce monde, pour que nous vivions dans le temps présent avec réserve, justice et piété, 13 en attendant la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus Christ. 14 Il s’est donné lui-même pour nous, afin de nous racheter de toute iniquité et de purifier un peuple qui lui appartienne, qui soit plein d’ardeur pour les belles œuvres. 15 C’est ainsi que tu dois parler, exhorter et reprendre avec pleine autorité. Que personne ne te méprise.
Evangile de Marc 13,33-37 – Veillez
33 « Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand ce sera le moment. 34 C’est comme un homme qui part en voyage : il a laissé sa maison, confié à ses serviteurs l’autorité, à chacun sa tâche, et il a donné au portier l’ordre de veiller. 35 Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, le soir ou au milieu de la nuit, au chant du coq ou le matin, 36 de peur qu’il n’arrive à l’improviste et ne vous trouve en train de dormir. 37 Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez. »
Prédication du 10 novembre 2024 à Vauffelin, dans le Jura bernois, en Suisse
Ma perspective, dans cette prédication, consiste à essayer de nous donner une idée des sens possibles du Psaume 130, au travers de quelques citations choisies de cinq commentateurs de ce même Psaume, au travers des siècles de l’Eglise. En fait, ce Psaume est tellement simple, dans sa formulation, que pour comprendre ses implications, il est préférable de faire le détour par la façon dont différents commentateurs l’on compris.
Hilaire de Poitiers
Tout d’abord, Hilaire, évêque de Poitiers, en France, vivant entre 315 et 367 ap. J.-C., fait partie des Pères de l’Eglise durant l’Antiquité tardive. Je me sers de deux citations pour expliquer sa pensée. Commentant le début du Psaume « Des profondeurs j’ai crié vers toi, Seigneur, écoute ma voix », Hilaire affirme premièrement : « Il est religieux cet aveu d’infirmité de l’homme ; sur Dieu nous ne savons qu’une chose ; il est Dieu. Pour le reste, pour ce qui est des décrets et profonds de son jugement, ils sont impénétrables à un esprit terrestre ». La position d’Hilaire est pessimiste, il considère que la supplication du psalmiste « j’ai crié vers toi » est religieuse, c’est-à-dire bonne, sainte, mais la réponse de Dieu à la prière est impénétrable, incompréhensible. Le psalmiste ne comprendra pas quel est son péché, ni pourquoi Dieu lui fait traverser les profondeurs de l’épreuve et de la souffrance. Plus loin, Hilaire précise sa pensée de la manière suivante : « Dieu donc est partout ; et partout où il est présent, il entend, il voit, il agit. Toutefois, il faut que nous le priions, pour qu’il se rende, selon l’objet de notre prière, présent, écoutant, voyant, agissant ». En d’autres termes, la prière du croyant est nécessaire pour que Dieu se bouge, qu’il agisse, mais pour autant, le croyant ne comprendra pas ce que Dieu répond et réalise.
Références : Soeur Baptista Landry OSB, A.-G. Hamman, Les Psaumes commentés par les Pères, Desclée de Brouwer, 1983, p.291-302.
Jean Chrysostome
A la même époque, trente ans plus tard, vivant entre 345 et 407 après J.-C., un autre Père de l’Eglise, Jean Chrysostome, fut l’évêque de Constantinople, aujourd’hui Istanbul en Turquie. Sa conception de la prière est plus optimiste que celle d’Hilaire. Il comprend les paroles du psalmiste « des profondeurs » dans un sens positif : « L’arbre vigoureux qui s’est profondément enraciné dans la terre, qui en a épousé les replis, résiste à la poussée des vents ». La profondeur, à ses yeux, n’est pas un appel de détresse, mais une qualité enracinée dans l’âme. Il en tire une conclusion tout-à-fait surprenante au sujet de l’efficacité de la prière : « Celui qui prie ainsi, avant même d’avoir été exhaussé, recueille de grands fruits de sa prière. Il réprime toutes ses passions, calme sa colère, bannit l’envie, éteint la convoitise, laisse s’amortir l’amour des biens de cette vie ; il établit son âme dans le plus grand calme et peut désormais s’élever jusqu’au ciel ». Sa conception de la prière est presque absurde, si j’ose dire, car il considère que son efficacité ne dépend pas de Dieu. En considérant que celui qui prie s’élève lui-même spirituellement, Jean Chrysostome est un lointain ancêtre de la spiritualité moderne. La prière est à ses yeux un moyen de pacifier, de régénérer et de fortifier soi-même son âme, comme nous le disons aujourd’hui de la méditation de pleine conscience d’inspiration bouddhiste, par exemple, qui se passe complètement de Dieu. Mais Jean Chrysostome revient brusquement aux limites de son discours, en rappelant que, je cite qu’« Il n’y a personne qui, sommé de rendre un compte rigoureux de sa conduite, puisse à un moment quelconque se juger digne de grâce et de miséricorde ». La limite de la spiritualité humaine, c’est à ses yeux le péché, qui nécessite la grâce de Dieu. Du coup, sa conclusion devient presque aussi pessimiste que celle d’Hilaire : « Ce n’est pas le succès de nos efforts, mais ta bonté qui nous fera éviter le châtiment. […]. Si je tenais les yeux fixés sur mes œuvres, depuis longtemps je me serais découragé ». L’homme ne peut donc pas se passer de Dieu.
Références : Soeur Baptista Landry OSB, A.-G. Hamman, Les Psaumes commentés par les Pères, Desclée de Brouwer, 1983, p.303-312.
Martin Luther
Nous franchissons à présent un intervalle de plus de mille ans, jusqu’au fondateur du protestantisme, le moine allemand Martin Luther, vivant de 1483 à 1546. Le commentaire de Luther du Psaume 130 date de 1517, trois ans avant qu’éclate la Réforme en 1520, il y a tout juste cinq siècles. A ses yeux, lorsque le psalmiste prie « O Dieu, du fond de l’abîme j’ai crié vers toi », il exprime « les paroles vives et très profondes d’un cœur véritablement contrit, tourné vers les tréfonds de sa désolation ». Le problème de l’homme est, selon Luther, avant tout le péché, à savoir le mal et la culpabilité qui le ronge de l’intérieur, mais le Réformateur développe à ce sujet la doctrine très originale du simul justus et peccator : l’homme est à la fois juste, parce que Dieu efface son péché, et pécheur par son comportement. Cette doctrine transparaît déjà dans son commentaire du cri du psalmiste : « C’est pourquoi quiconque ne voit pas le jugement de Dieu, est sans crainte. Quiconque est sans crainte, ne jette pas de cris. Quiconque ne jette pas de cris, ne trouve point de grâce. C’est pourquoi il faut que dans un homme juste coexistent toujours la crainte du Jugement de Dieu, à cause du vieil homme qui est ennemi de Dieu et contre Dieu, et, à côté de cette même crainte, l’espérance en la grâce, en vue de la miséricorde qui est bienveillante envers cette même crainte, à cause de l’homme nouveau qui est aussi ennemi du vieil homme, et par conséquent s’accorde avec le Jugement de Dieu. Ainsi la crainte et l’espérance sont juxtaposées; et, de même que le Jugement de Dieu produit la crainte, de même la crainte produit les cris, cependant les cris obtiennent la grâce, et, durant que le vieil homme vit, la crainte, c’est-à-dire sa croix et sa mortification, ne doit pas cesser, et le Jugement de Dieu ne doit pas être oublié; et quiconque vit sans la croix et sans la crainte et sans la condamnation de Dieu, ne vit pas justement, […] ». Dans un langage un peu compliqué, Luther exprime que le croyant doit crier à Dieu parce qu’il est d’une part conscient d’être coupable, et d’autre part conscient que Dieu lui accorde sa grâce. A ce stade précoce de sa pensée théologique, tout les éléments de sa future théologie de la croix, qui deviendra le centre de sa pensée, sont déjà en place, mais Luther accentue encore fortement la nécessité de craindre la Dieu en raison de ses fautes, exigence qu’il atténuera par la suite, tout en radicalisant le simul justus et peccator : L’homme est à la fois juste, comme Dieu le voit au travers de la grâce, et pécheur, comme il est en réalité.
Références : Les sept Psaumes de la pénitence, 1517, in Martin Luther, Oeuvres. Tome I, Genève, Labor et Fides, 1957, p.73-79.
Jean Calvin
Le deuxième théologien le plus influent de la Réforme, le français Jean Calvin, vivant une génération après Luther, de 1509 à 1564, Réformateur de Genève, reprend la pensée de Luther à propos du Psaume 130 : « Je dis aussi secondement, suivant la doctrine du Psaume, à savoir que Dieu est propice afin qu’on le craigne (Ps. 130:4) ». Pour Calvin aussi, la crainte de Dieu est liée à la confiance en son pardon, mais influencé par la pensée plus mûre et aboutie du maître Luther, il met les choses dans le bon ordre : « nous voulons signifier que l’homme ne se peut droitement adonner à la repentance, qu’il ne se reconnaisse être à Dieu. Or nul ne se peut résoudre à être à Dieu, qu’il n’ait premièrement reconnu sa grâce ». En d’autres termes, selon Calvin, l’homme pécheur doit d’abord être informé que Dieu l’accueille et lui fait grâce inconditionnellement dans son amour éternel, et ce n’est qu’à partir de sa confiance en cet accueil divin compatissant que l’homme parvient à reconnaître à quel point il est coupable de péché. Il nous faut donc être rassurés par la grâce et le pardon de Dieu, avant de parvenir à reconnaître nos fautes. Un peu de la même manière, un enfant avouera ses fautes à ses parents, uniquement s’il a confiance que ces derniers ne vont pas le punir trop sévèrement, mais le comprendre. Des parents qui commettent l’erreur d’être trop sévères, infligeant à leurs enfants et adolescents de lourdes punitions les privant durablement de leurs plaisirs (confiscations, enfermements, sévices physiques, etc.), commettent une grave erreur et n’éduquent pas bien leurs enfants, mais au contraire, incitent leurs enfants à dissimuler leurs fautes et à ne pas être sincères.
Références : Jean Calvin, L’Institution de la religion chrétienne. Livre troisième, Genève, Labor et Fides, 1957, p.69.
Alphonse Maillot et André Lelièvre
Au travers de ce bref parcours, nous observons à quel point les interprétations du même Psaume 130 peuvent différer d’une époque à l’autre : Au IVe siècle, Hilaire de Poitier et Jean Chrysostome se préoccupent avant tout du sens et de l’efficacité de la prière, tandis que Luther et Calvin, mille ans plus tard, sont avant tout préoccupés par le pardon des péchés. Plus près de nous, en 1969, les commentateurs Alphonse Maillot et André Lelièvre restent centrés sur la question du péché, mais ils essayent d’en minimiser la gravité : « Dans ce Psaume, Israël ne confesse pas d’abord ses péchés, mais sa confiance dans le Dieu qui pardonne les péchés », ainsi, concluent-ils : « par ce Seigneur, l’homme, quelles que soient ses misères, ses fautes et ses infirmités, peut vivre en paix, car il est dépréoccupé de lui-même ». J’hésite à les suivre entièrement, car le chrétien, tout en étant certain d’être pardonné, me semble devoir continuer de se soucier de lui-même, tout en étant libre de toute angoisse de ne pas être compris et reçu par Dieu. Amen
Références : Alphonse Maillot et André Lelièvre, Les Psaumes. Psaumes 101 à 150. Troisième partie, Genève, Labor et Fides, 1969.
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